Un français, moine bouddhiste au Japon par Yukai Senseï – copie d’un article paru dans la revue Géo

Un français, moine bouddhiste au Japon par Yukai Senseï – copie d’un article paru dans la revue Géo

Catégories : Blog

yukai

C’est sur la scène d’un théâtre parisien, aux Champs-Elysées, que j’ai rencontré, un soir d’octobre 1974, celui qui allait devenir mon Maître et m’initier au Shingon, la branche ésotérique du bouddhisme japonais. J’étais venu assister à une représentation donnée par un groupe de moines en tournée à travers le monde. Face au public, devant un autel carré recouvert d’objets rituels et de tasses dorées qui scintillaient sous les feux des projecteurs, un moine en «kolomo» (habit) couleur vieil or dirigeait une cérémonie bouddhique du «Sutra de la grande sagesse». Il paraissait assez âgé et de son visage émanait une force empreinte de noblesse, une sérénité qui inspiraient le plus grand respect. La dignité de son maintien et la grâce de ses gestes étaient, à ne pas s’y tromper, ceux d’un grand Maître du bouddhisme. Autour de lui, disposés en forme de U, une vingtaine de moines, jeunes pour la plupart, chantaient le Shomyo, la liturgie traditionnelle. Dès l’instant où je le vis, je ne pensai plus qu’à le rencontrer.
J’entrais, je le sentais, dans une étape nouvelle, décisive, d’un processus qui avait commencé en moi depuis bien longtemps. Lorsque, à peine adolescent, j’admirais déjà la maîtrise de mon professeur de judo et, à travers lui, un Japon que j’idéalisais. Ou quand, au fil des années, je constatais que ni les philosophies acquises à l’école ni, plus tard, les études de médecine, n’arrivaient à satisfaire mes besoins de connaissances ni à étancher ma soif de sagesse. J’étais croyant, mais ce qu’on m’avait enseigné du christianisme ne me paraissait répondre que de manière imparfaite aux besoins spirituels de l’homme moderne. Peu à peu je me suis tourné vers l’Orient, puis vers le bouddhisme, plus particulièrement celui pratiqué dans ce Japon que j’admirais depuis mon enfance. Mais si j’ai choisi le bouddhisme japonais, celui-ci, j’en conviens, m’a choisi aussi en faisant intervenir le destin au bon moment. Tout d’abord lorsque, encore étudiant, j’ai rencontré une charmante Japonaise que j’ ai épousée. Ensuite, le jour où j’ai découvert un livre consacré au Shingon: le «Dainitchi Kyo », de Tajima Ryujun. Je connaissais, à l’époque, de nombreux textes philosophiques et spirituels sur les religions orientales. Mais cet ouvrage fut pour moi une révélation. Je sentais qu’il contenait un enseignement solide, transmis de génération en génération et, bien que très ancien, particulièrement adapté aux conditions de vie de l’homme moderne. Enfin, lors de la venue à Paris d’un groupe de moines Shingon de Tokyo.

A la fin du spectacle, accompagné de ma femme comme interprète, je me précipitai vers les coulisses pour recevoir la bénédiction du Maître: Aoki Senseï, considéré au Japon – je l’appris par la suite – comme un trésor national vivant. Il nous reçut avec affabilité. Et cette rencontre changea le cours de notre vie. Dès le lendemain, nous le suivîmes en Belgique où le groupe de moines devait donner une représentation. Je n’avais rien trouvé de mieux à lui offrir qu’une belle statue de la Sainte Vierge achetée dans une boutique de la place Saint-Sulpice! En la recevant, Aoki Senseï la consacra « Bouddha de compassion». Cette Vierge orne toujours son temple de Tokyo. Ses fidèles s’imaginent qu’il s’agit d’une forme du Bouddha Kannon, protecteur des enfants… Après ce premier contact, depuis le Japon, en quelques lettres, le Maître nous conduisit peu à peu vers le chemin qui mène à «l’éveil du coeur de compassion». Cet enseignement est l’essence de la spiritualité japonaise. Il le résume en peu de mots: la reconnaissance à l’égard des autres et de l’univers tout entier. «Nous ne vivons pas seuls, dit-il, mais grâce aux autres. Notre vie est un don précieux qu’ils nous font. Aussi devons-nous cultiver un sentiment de respect et de reconnaissance non seulement vis-à-vis des personnes vivantes ou décédées à qui nous devons d’être là, mais encore pour chaque objet que nous utilisons, l’aboutissement de tant d’efforts. La vie est partout et dans chaque chose… »A peine ce chemin entrevu, je n’eus d’autre souci que d’aller rejoindre le Maître. Deux mois après avoir passé ma thèse de médecine, nous partîmes, ma femme et moi, pour Tokyo, avec l’intention de devenir moines Shingon tous les deux.
Bien que la majorité des moines soient des hommes, les femmes peuvent, en effet, être ordonnées. Rien n’interdit non plus aux moines de se marier. Jadis, le célibat était la règle. Mais celle-ci fut abolie il y a une centaine d’années. Pour plusieurs raisons: parce que le mariage, a-t-on pensé alors, permet d’éviter les excès et les dissipations qu’entraîne parfois le célibat. Mais aussi parce que, dans cette communauté très traditionnelle, la femme s’occupe de la maison et fait office d’hôtesse pour recevoir les visiteurs. La résidence familiale du Maître se trouve d’ailleurs toujours à côté du temple. Si bien que, par la force des choses, celui-ci devient une sorte de patrimoine qui se transmet de père en fils. Aoki Senseï lui-même, qui a aujourd’hui 93 ans, est marié. Il nous reçut très courtoisement à dîner dans son temple de la banlieue de Tokyo. A notre grande surprise, voulant nous faire plaisir, sa famille nous avait préparé… un boeuf bourguignon! Végétarien strict depuis dix ans, je fis néanmoins honneur au plat inattendu, tellement j’étais heureux de l’accueil. Il nous invita à le rejoindre quelques jours plus tard au temple du Tôji, à Kyoto. là où tous les grands maîtres du Shingon se réunissent une fois par an, au début de l’année, pour la cérémonie du Mishuho, où ils prient « pour la sauvegarde et le bonheur du pays»… Plusieurs semaines après notre arrivée, nous étions toujours dans l’incertitude à propos des intentions d’Aoki Senseï de nous faire entrer ou non dans la communauté Shingon. Ainsi que de celles des autres moines. Je pratiquais, certes, la méditation depuis longtemps. Mais ils devaient se demander comment un Français pouvait comprendre quoi que ce soit au bouddhisme ésotérique. Ce peuple insulaire, fin et cultivé, n’accepte pas facilement les «gaijins», les étrangers. Pendant ce temps, nous rêvions de méditations et d’ascèses, de sons de cloches et de symbolismes inconnus. Car nous en savions assez pour entrevoir, mais pas assez pour tout comprendre. Nous assistions journellement à des rites et à des cérémonials qui nous impressionnaient fort par leur faste. Pour les moines Shingon, l’esthétique a une grande importance. Le beau a un effet spirituel sur les êtres: l’esprit devient ce sur quoi il se concentre. C’est pourquoi les temples sont magnifiquement décorés et les gestes des officiants empreints d’une grande harmonie. Parfums, sons, mouvements, objets rituels… tout dans le temple tend à la perfection afin que l’esprit, à son contact, se purifie. Nous n’étions même pas des novices.

Qui aurait pu imaginer que, six ans plus tard, nous participerions non seulement à ces mêmes cérémonies mais encore que nous pourrions pratiquer de grandes ascèses comme celle, parmi les plus célèbres, de Kokouzo Goumonji ! Cette ascèse consiste à prier pendant cinquante jours Vénus, l’étoile de l’aube, considérée comme la manifestation du Boddhisattva Kokouzo (Skt. Akashagharbha), gardien des trésors du ciel, celui qui possède toutes les vertus, qui peut apporter la richesse et, don suprême, l’intelligence nécessaire pour comprendre tous les textes sacrés. Si l’ascèse est parfaitement suivie, l’étoile de l’aube apparaît le dernier jour au moine qui l’accomplit et celui-ci atteint l’illumination, c’est-à-dire devient «un avec l’Univers». Kobo Daishi, le fondateur du Shingon, y parvint. Selon la tradition, après avoir beaucoup pratiqué cette ascèse, il vit un jour l’étoile de l’aube fondre sur lui et entrer dans sa bouche. Dans un petit temple solitaire au sommet d’une montagne, complètement coupés du monde, nous avons prié l’étoile et les maîtres qui nous avaient précédés afin qu’ils nous soutiennent dans notre effort. Levés à trois heures et demie du matin, notre journée commençait par des ablutions purificatrices: dix-huit seaux d’eau glacée sur nos corps entièrement nus. Ensuite, au cours de deux rituels de sept ou huit heures chacun, nous répétions concentrés sur l’image de Kokuzo, vingt mille fois par jour la même prière

Nôbô akasha kyarabaya on arikya mari bori sowaka (Jpn)

(Namo Âkâsagarbhaya om ârya kamari mauli svâhâ. Skt)

jusqu’à un million de fois pendant toute la durée de l’ascèse. Un seul repas au milieu de la journée devait nous suffire: une petite tasse de riz cuit à l’eau; quelques légumes ou des algues séchées; un peu de thé…

Ce n’est pas par masochisme que ces règles sont prescrites aux moines, mais pour favoriser le nettoyage de l’intérieur du corps et des canaux subtils qui le parcourent. Canaux qui existent aussi à la surface de la peau: c’est là que les acupuncteurs cherchent les points sensibles et plantent leurs aiguilles. Dès la première semaine, surgirent de mon passé mille images oubliées, libérant tensions et peines dans une sorte de psychanalyse accélérée. Finalement, ces cinquante jours passèrent très vite. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, nous n’étions pas exténués. La faim nous tortura surtout pendant la première et la dernière semaine. Il n’empêche que, à la descente, je pesais seize kilos de moins qu’à la montée. Et ma femme, douze. Quant à savoir si je suis devenu plus intelligent… je n’en ai pas le sentiment. Je ne crois pas, non plus, que ma mémoire se soit améliorée considérablement avec l’expérience. En revanche, mon intuition semble s’être aiguisée. Quoi qu’il en soit. les grands maîtres insistent surtout sur l’importance de la pratique dans la vie quotidienne. Vivre chaque jour avec sagesse, faire face avec patience aux tracas de l’existence. est en effet beaucoup plus difficile que toutes les ascèses.

aoki2

Aoki Senseï vint enfin nous annoncer qu’il était prêt à nous ordonner moines et à nous initier au Shido Kegyo, les quatre rituels qui sont à la base de toutes les pratiques du Shingon. Pour mieux suivre son enseignement, il nous fallait loger près de son temple. Un moine nous trouva une chambre bon marché dans un immeuble en bois d’un quartier populaire. Nous vivions à la japonaise. de façon fort modeste: sans mobilier. ni chauffage. Mais les épreuves d’endurance font partie du travail spirituel… Pour la cérémonie de l’ordination, on nous rasa le crâne (à ma femme aussi). Un ami au grand coeur mais aux petites jambes me prêta son kolomo. Il m arrivait au genou… Ce qui m évitait de me prendre les pieds chaque fois que je me prosternais. Comme lorsque. par la suite. j’en eus un à ma taille! Ce jour-là nous reçûmes nos noms initiatiques: ma femme, celui de Yûsen. qui signifie «Pureté infinie»; moi, celui de Yûkaï, «Joie infinie».
Des quatre rituels d’initiation. consistant pour l’essentiel en prières et ascèses à l’adresse des différentes divinités, ce qui me frappa le plus ce fut l’ascèse du Goma, celle du feu. Les rituels de feu, que l’on retrouve dans toutes les traditions, sont très appréciés par les Japonais. On y prie Fudo Myôô (Skt Achalanatha), l’inébranlable, la forme irritée du Bouddha qui apporte la grande purification, en faisant brûler des morceaux de bois. Cent huit d’ordinaire, huit mille. ou plus, dans certains cas. Le Hassenmai Goma est l’une des ascèses les plus difficiles qu’il m’ait jamais été donné d’accomplir. Elle consiste à faire brûler un à un, dans le foyer d’un autel. huit mille morceaux de bois de la taille d’un crayon. Chacun des bâtonnets représente une passion du coeur de l’homme. et pour chacun il faut réciter une prière sans quitter des yeux le Bouddha qu’on imagine dans le feu. Je voulais par cette ascèse, intercéder auprès des divinités en faveur de la paix dans le monde. Une dame avait financé l’achat des morceaux de bois, à la condition que je prie également pour le succès de son fils aux examens.

Huit mille bâtonnets brûlés un par un

…….
Après une longue préparation par la prière, le jeûne et divers rituels, je commençai un jour l’ascèse à deux heures du matin. Aidé de quatre amis moines qui m’apportaient le bois et autres offrandes et répétaient sans cesse, eux aussi, des prières pour la paix, je passai près de douze heures à alimenter continuellement le foyer. Quand les flammes s’élevaient jusqu’à une hauteur de un mètre et que le feu me brûlait le visage et les mains, quand ma gorge se desséchait, mes amis aspergeaient d’eau les bords du foyer afin que l’humidité de la vapeur d’eau me soulage et me permette de continuer. Finalement, tout se passa bien. Le fils de ma bienfaitrice réussit son examen. L’état de la paix dans le monde, je le sais, reste précaire. Mais que cela n’empêche personne de prier pour son amélioration… D’une étape de mon initiation à l’autre, j’eus, une fois, l’occasion de participer avec des Shugendos (ascètes des montagnes) à une marche sur le feu, cérémonie censée être purificatrice mais qui rappelle beaucoup plus le chamanisme que le bouddhisme. Il s’agissait moins de s’ouvrir avec amour et humilité à la grâce des Bouddhas, comme avec le Goma, que de contrôler les forces de la nature à l’aide d’une puissance mystérieuse. D’un point de vue scientifique, la chose est inexplicable. Pourtant, ce jour-là, avec six cents autres personnes, j’ai bel et bien marché sur des braises ardentes sans me brûler… Autre ascèse particulièrement difficile, non plus de feu mais d’eau: celle des cascades. Ma femme et moi avons prié et accompli des rituels en restant plusieurs minutes sous la chute de cascades consacrées. L’eau purifie tout, en particulier les passions. Mais cette eau à cinq degrés, tombe de trois mètres de hauteur, il faut prendre garde qu’elle ne vous frappe pas directement sur la tête, ce qui pourrait être dangereux, mais uniquement sur la nuque et les épaules.
Le Shido Kegyo n’était pas l’aboutissement, mais le début seulement de notre vie spirituelle de moines Shingon, le premier pas vers d’autres initiations. Pour être prêts à recevoir le Kanjô, sorte de baptême par lequel le Maître transmet la sagesse du Bouddha à son disciple, trois ans de pratique intensive devaient s’écouler encore. Nous avons décidé de les passer en France. Mais je n’avais plus aucune envie d’exercer la médecine ce qui ne m’empêchait pas de soigner ici et là des malades qui me le demandaient. Après avoir reçu les premières initiations, je voulais surtout approfondir ma connaissance du Shingon. Nous vécûmes pendant deux ans à Brie (Deux-Sèvres), dans un ancien relais de chasse. Puis dans un restaurant abandonné de Saint-Félix-de-l’Héras, dans l’Hérault, qui allait devenir mon temple. Nous avons passé un an à remettre en état le bâtiment. Et l’heure était venue de retourner au Japon, auprès de notre maître, pour recevoir le Kanjô (Skt.Abishekha)
Ce jour-là, Aoki Senseï faisait office de Daï Acharya, de Grand Maître qui initie les futurs maîtres afin que ceux-ci puissent, à leur tour, initier de jeunes moines. Cette cérémonie devant rester secrète, le temple était fermé aux visiteurs. Tenu moi-même de respecter le secret, tout ce que je puis raconter ici c’est que le novice, les yeux bandés, est amené devant un autel où figurent toutes les représentations des Bouddhas du Shingon. A un moment, on lui demande de jeter une fleur, l’endroit où elle tombe décide du Bouddha avec lequel le jeune moine aura toute sa vie un lien étroit et qu’il devra prier plus que les autres. Mais si mon Maître m’avait ordonné moine, je n’étais pas encore confirmé par l’école du Buzan, qui dirige la branche du Shingon dont nous faisons partie. Avant d’être définitivement consacré, je devais davantage étudier les textes sacrés, passer un examen, suivi d’une thèse. Je décidai aussi d’effectuer le Pélerinage à Shikoku, celui qui prépare à la mort, et d’accomplir, enfin, l’ascèse de Taku Hatsu, de moine mendiant.

Aoki Senseï vint enfin nous annoncer qu’il était prêt à nous ordonner moines et à nous initier au Shido Kegyo, les quatre rituels qui sont à la base de toutes les pratiques du Shingon. Pour mieux suivre son enseignement, il nous fallait loger près de son temple. Un moine nous trouva une chambre bon marché dans un immeuble en bois d’un quartier populaire. Nous vivions à la japonaise. de façon fort modeste: sans mobilier. ni chauffage. Mais les épreuves d’endurance font partie du travail spirituel… Pour la cérémonie de l’ordination, on nous rasa le crâne (à ma femme aussi). Un ami au grand coeur mais aux petites jambes me prêta son kolomo. Il m arrivait au genou… Ce qui m évitait de me prendre les pieds chaque fois que je me prosternais. Comme lorsque. par la suite. j’en eus un à ma taille! Ce jour-là nous reçûmes nos noms initiatiques: ma femme, celui de Yûsen. qui signifie «Pureté infinie»; moi, celui de Yûkaï, «Joie infinie».
Des quatre rituels d’initiation. consistant pour l’essentiel en prières et ascèses à l’adresse des différentes divinités, ce qui me frappa le plus ce fut l’ascèse du Goma, celle du feu. Les rituels de feu, que l’on retrouve dans toutes les traditions, sont très appréciés par les Japonais. On y prie Fudo Myôô (Skt Achalanatha), l’inébranlable, la forme irritée du Bouddha qui apporte la grande purification, en faisant brûler des morceaux de bois. Cent huit d’ordinaire, huit mille. ou plus, dans certains cas. Le Hassenmai Goma est l’une des ascèses les plus difficiles qu’il m’ait jamais été donné d’accomplir. Elle consiste à faire brûler un à un, dans le foyer d’un autel. huit mille morceaux de bois de la taille d’un crayon. Chacun des bâtonnets représente une passion du coeur de l’homme. et pour chacun il faut réciter une prière sans quitter des yeux le Bouddha qu’on imagine dans le feu. Je voulais par cette ascèse, intercéder auprès des divinités en faveur de la paix dans le monde. Une dame avait financé l’achat des morceaux de bois, à la condition que je prie également pour le succès de son fils aux examens.

Huit mille bâtonnets brûlés un par un

…….
Après une longue préparation par la prière, le jeûne et divers rituels, je commençai un jour l’ascèse à deux heures du matin. Aidé de quatre amis moines qui m’apportaient le bois et autres offrandes et répétaient sans cesse, eux aussi, des prières pour la paix, je passai près de douze heures à alimenter continuellement le foyer. Quand les flammes s’élevaient jusqu’à une hauteur de un mètre et que le feu me brûlait le visage et les mains, quand ma gorge se desséchait, mes amis aspergeaient d’eau les bords du foyer afin que l’humidité de la vapeur d’eau me soulage et me permette de continuer. Finalement, tout se passa bien. Le fils de ma bienfaitrice réussit son examen. L’état de la paix dans le monde, je le sais, reste précaire. Mais que cela n’empêche personne de prier pour son amélioration… D’une étape de mon initiation à l’autre, j’eus, une fois, l’occasion de participer avec des Shugendos (ascètes des montagnes) à une marche sur le feu, cérémonie censée être purificatrice mais qui rappelle beaucoup plus le chamanisme que le bouddhisme. Il s’agissait moins de s’ouvrir avec amour et humilité à la grâce des Bouddhas, comme avec le Goma, que de contrôler les forces de la nature à l’aide d’une puissance mystérieuse. D’un point de vue scientifique, la chose est inexplicable. Pourtant, ce jour-là, avec six cents autres personnes, j’ai bel et bien marché sur des braises ardentes sans me brûler… Autre ascèse particulièrement difficile, non plus de feu mais d’eau: celle des cascades. Ma femme et moi avons prié et accompli des rituels en restant plusieurs minutes sous la chute de cascades consacrées. L’eau purifie tout, en particulier les passions. Mais cette eau à cinq degrés, tombe de trois mètres de hauteur, il faut prendre garde qu’elle ne vous frappe pas directement sur la tête, ce qui pourrait être dangereux, mais uniquement sur la nuque et les épaules.
Le Shido Kegyo n’était pas l’aboutissement, mais le début seulement de notre vie spirituelle de moines Shingon, le premier pas vers d’autres initiations. Pour être prêts à recevoir le Kanjô, sorte de baptême par lequel le Maître transmet la sagesse du Bouddha à son disciple, trois ans de pratique intensive devaient s’écouler encore. Nous avons décidé de les passer en France. Mais je n’avais plus aucune envie d’exercer la médecine ce qui ne m’empêchait pas de soigner ici et là des malades qui me le demandaient. Après avoir reçu les premières initiations, je voulais surtout approfondir ma connaissance du Shingon. Nous vécûmes pendant deux ans à Brie (Deux-Sèvres), dans un ancien relais de chasse. Puis dans un restaurant abandonné de Saint-Félix-de-l’Héras, dans l’Hérault, qui allait devenir mon temple. Nous avons passé un an à remettre en état le bâtiment. Et l’heure était venue de retourner au Japon, auprès de notre maître, pour recevoir le Kanjô (Skt.Abishekha)
Ce jour-là, Aoki Senseï faisait office de Daï Acharya, de Grand Maître qui initie les futurs maîtres afin que ceux-ci puissent, à leur tour, initier de jeunes moines. Cette cérémonie devant rester secrète, le temple était fermé aux visiteurs. Tenu moi-même de respecter le secret, tout ce que je puis raconter ici c’est que le novice, les yeux bandés, est amené devant un autel où figurent toutes les représentations des Bouddhas du Shingon. A un moment, on lui demande de jeter une fleur, l’endroit où elle tombe décide du Bouddha avec lequel le jeune moine aura toute sa vie un lien étroit et qu’il devra prier plus que les autres. Mais si mon Maître m’avait ordonné moine, je n’étais pas encore confirmé par l’école du Buzan, qui dirige la branche du Shingon dont nous faisons partie. Avant d’être définitivement consacré, je devais davantage étudier les textes sacrés, passer un examen, suivi d’une thèse. Je décidai aussi d’effectuer le Pélerinage à Shikoku, celui qui prépare à la mort, et d’accomplir, enfin, l’ascèse de Taku Hatsu, de moine mendiant.

> PLAN DE SHIKOKU
pland de Shikoku

C’est à Shikoku, une île du sud du Japon, qu’est né, au VIII siècle, Kobo Daishi. Il allait souvent prier dans les quatre-vingt-huit temples principaux et vingt temples secondaires qui sont les étapes du pèlerinage. Situés le plus souvent au sommet des montagnes, ils forment une sorte d’immense chapelet où. chaque année, des millions de Japonais se rendent pour implorer leur guérison ou se préparer à la mort, dans l’espoir de renaître près du saint. Nous fîmes la route en moines pèlerins. marchant. priant et méditant sur plus de mille kilomètres à travers l’île. Un bon préambule du Taku Hatsu, l’ascèse du moine mendiant, la plus difficile pour moi. «gaijin». Le chapeau rond à large bord. les guêtres blanches. le bâton de pèlerin muni de six anneaux inspirent toujours le respect pour ceux qui les portent. Même à l’ombre des gratte-ciel d’un Tokyo hyper industrialisé, dans le métro ou au milieu de la cohue qui règne dans les rues de la ville. Mais rares sont les moines qui pratiquent encore aujourd’hui cette ascèse. Pour moi, elle fut pourtant l’une de mes expériences les plus gratifiantes et l’occasion de vérifier que le moine mendiant reçoit bien plus que de l’argent: il gagne en humilité et en tendresse pour le genre humain. objectif essentiel de nos pratiques. Je n’oublierai jamais le petit garçon qui mit un bonbon dans le bol noir de fer martelé qui me servait de sébile. Ni la tasse de thé et le gâteau que m’apporta un cordonnier alors que je chantais mes prières dans le froid de l’hiver Ni ce vieil homme me disant: ‘ Koko itai, itai, gaijin san’ « j’ai mal, j’ai mal ici étranger» en me montrant son côté afin que je prie pour que «ce pauvre corps de Bouddha» guérisse. Je n’oublierai pas, non plus, cette petite fille de six ans à peine donnant une pièce de dix yens à son frère, encore plus jeune qu’elle pour qu’il la dépose dans mon bol. Avec son geste empreint de tant de maturité, il y avait dans cette enfant plus de sagesse que chez bien des adultes. La dame riche de la boutique de soieries de luxe, par exemple, qui me fit une grimace et le geste de déguerpir.. c’est grâce aux milliers de piécettes ramassées en plusieurs mois dans les rues de Tokyo, d’Osaka. de Kyoto, que nous avons pu rapporter en France, le beau et grand Bouddha qui orne notre temple de Saint-Félix. à l’orée du Larzac.
Docteur Daniel Billaud (Yûkaï Senseï)

Texte écrit en Avril 1985 – Aoki Senseï est décédé la même année, à l’age de 94 ans.

Yukaï et yusen sensei ont continué à pratiquer au Japon et en France. En 1989 le temple a déménagé du Larzac pour se fixer défininivement près d’Auxerre dans l’Yonne, sous le nom de Komyo-In (Temple de la lumière)

Laisser un commentaire